"Chaque histoire est le brouillon de la prochaine"
De ces moments partagés avec ma mère ces quelques dernières années, j'en retiens avant tout des échanges littéraires ou cinématographiques impromptus, où les arguments fusent, les passions s'enflamment, les caractères s'aiguisent, et les idées se dévoilent...
De petits instants privilégiés qui développent une relation mère-fille qui ne l'a pas toujours été pourtant, dans une volonté de dialogues infinis où les sentiments n'ont de cesse de se mêler, de leur aplomb insolent, aux arguments.
Et suivant cette philosophie de vie encore récente, il se trouve par le plus grand des hasards que l'œuvre de Justine Lévy a été le fil conducteur de ce "début" entre nous, ces petits mots qui ont su nous toucher sans même qu'on ne les évoque encore, ce néant qui sort de l'ombre et devient progressivement un tout. Rien de grave en quelque sorte, tout juste la vie, le quotidien et la famille. Mais à bien y voir au-delà, beaucoup à rattraper, à l'image du premier roman de Justine qu'elle et moi avons lu.
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Un déclic soudain, ce fameux petit truc en plus qu'on n'explique pas mais qui nous enveloppe... Ce n'était ni le style de lecture de ma mère ni mes envies grandiloquentes de phrases proustiennes, encore moins notre mode de vie à toutes les deux, et pourtant le livre nous a touché de plein fouet, comme un gros choc émotionnel, dévoilant un ressenti fort et sensible qu'on ignorait complètement l'une de l'autre.
Surfant alors sur cette vague involontaire mais belle, c'en est devenu un sujet-clé et la porte ouverte à moultes débats entre nous, comme un mode de compréhension secret qu'on se serait instauré. Et si bien nombreux sont les ouvrages qui ont suivis, tous genres et écrivains confondus, il est resté pour moi à travers l'œuvre de Justine, une complicité mère-fille toute fraîche, commencement d'une nouvelle ère, et qui tombait à point nommé avec la thématique de la jeune auteure...
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J'ai dévoré Rien de grave en un après-midi, fait de même pour Mauvaise fille.
Ma mère me les avait donnés ou offerts ou conseillés.
Une bibliothèque qui s'étoffe doucement...
Elle et moi étions sur la même longueur d'ondes; c'était là le point d'ancrage qui taquinait nos différences et exacerbait nos goûts communs. Quelque chose qui nous alliait l'une à l'autre, dans la compréhension de nos réactions propres et de nos caractères.
Mais il manquait le premier roman... Le plus difficile à trouver.
Elle me l'a offert pour son anniversaire, le sien, sans le lire elle-même encore, mais comme la poétique image d'une boucle bouclée, dans laquelle nous aurions tout fait à l'envers, parce que la complexité des relations n'est plus à débattre mais qu'une fin est souvent aussi un début...
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Le rendez-vous, c'était là un titre qui sonnait tellement juste.
Étrange réalité qui se perdait dans cette prose jeune et tendue.
"Chaque histoire est le brouillon de la prochaine" disait Justine Lévy en parlant de son œuvre.
Mais à la lire dans l'autre sens, je n'y ai trouvé qu'une réponse plus limpide encore, sur mes relations familiales comme mes envies littéraires, supplantant d'emblée le brouillon pour le rendre atypique, tourmenté et décidément détonnant, loin des premiers romans formatés que l'on oublie, sitôt le livre refermé...
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Ce qu'en dit le quatrième de couv'...
"Dans un café, place de la Sorbonne, Louise attend Alice, sa jolie maman. Fantasque, désarmante, excessive, Alice se soucie du temps comme d'une
guigne et n'a pas donné signe de vie à sa fille depuis plus d'un an.
Louise songe à ce qu'elle lui dira ou ne lui dira pas : ses dix-huit
ans, 'l'amant délicieux qui flatte son orgueil', son cœur à prendre...
Au fil de l'attente, les souvenirs affluent ; heureux, douloureux. Des
sourires attendris se mêlent à la colère, à la rancœur.
Jamais la belle absente n'aura été autant présente... Alors qu'importe
maintenant qu'elle vienne ! La petite fille trop souvent oubliée a
laissé place à un jeune femme décidée, qui ne souffrira plus pour un rendez-vous manqué".
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Un premier roman, on ne peut en douter... Le rendez-vous est tout sauf pré-fabriqué.
Un peu inégal par moments et moins abouti dans son style que les ouvrages suivant de la jeune femme, le livre est un joyau à l'état brut où la pudeur se mêle à la tension, et dans lequel l'auteure se livre corps et âme, écorchée-vive mais brûlante de sincérité.
Pas de chichis ni de longueurs chaotiques qui nous feraient décrocher, on se laisse happer de suite par la justesse même des mots qui se dévoilent en toute simplicité. Et le résultat est probant: parfois maladroit, souvent imposant, aussi fluide que saccadé, il demeure paradoxal de bout en bout, mais reste toujours concis et suit son propos sans sourciller.
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Il faut dire que la force de ce "rendez-vous" est de se donner les moyens d'être personnel et autobiographique, et d'exister ainsi en tant que tel. Son intimité est viscérale, son sujet à fleur de peau. Le traitement des rapports mère/fille difficile est ici transcendé par une écriture qui transpire une maturité encore jeune certes, actuelle bien sur, mais surtout en possession d'une délicatesse presque incontrôlée.
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La thématique de la mère restée adolescente est douloureuse comme une descente aux enfers qui n'en finirait pas et dans laquelle la fille serait entraînée bien malgré elle, fragilisée par une enfance en demie-teinte. Les phrases courtes accentuent d'ailleurs ce propos et le rendent suffisamment troublant pour nous maintenir dans le vif du sujet, captivés.
C'est que la portée psychique qui affleure de part et d'autre du roman nous épargne l'aspect "psychologie de comptoir" qui aurait été une épave évidente, mais déverse au contraire dans cette prose de jeunesse quelque chose de tellement plus pur que l'on se sent d'emblée concerné, sans même avoir à le vivre ou y penser.
Ne serait-ce pas là le pouvoir de la littérature, à bien y songer?
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Les non-dits remplacent les beaux discours mais la tension est là, palpable et volontaire.
Et si le roman est très court, sa force n'en est pas moins présente.
La fille sort de l'adolescence, tout comme elle tente de se sortir de
sa vie, raisonnable et posée? Mais nageant dans un univers ou l'image maternelle sombre dans
un idéal vain et se perd toute entière à la recherche du temps perdu,
elle devient également le symbole parental, dans une inversion des rôles certes perturbante mais dépeinte furtivement à grands renforts de phrases bien ficelées, trouvaille d'un esthétique de vie là où il n'y en a plus.
Dés lors, la faille est posée et l'opposition entre les deux personnages est flagrante. Tandis que l'une tue le temps et l'ennui en s'étourdissant dans des paradis artificiels, l'autre pleure sur un manque d'affection familial et tente de se construire sur cette base inconséquente.
La maturité se confond avec la déraison et c'est tout un univers qui perd pied...
Il résulte un rendez-vous manqué: dans leurs idées et leurs vies respectives, mère et fille ne se rencontrent pas mais souffrent en silence.
De l'absence. De caractères opposés. Mais plus encore de leurs vies séparées.
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Finalement, Le rendez-vous peut parfois sembler être un grand cri de rage, de désespoir ou d'absolu inassouvi mais pas seulement. On le perçoit tour à tour comme une thérapie par l'écriture ou une envie de partager. Mais avant toute chose, il ne conteste ni ne condamne: il se contente de constater. La mère n'est pas un
ennemi juré ici, elle représente plutôt les regrets d'une vie solitaire et dissolue qui aurait pu être tellement différente;
et surtout, qui aurait pu être celle de sa fille aussi. La leur, à toutes les deux.
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Le livre nous laisse ainsi sur cette ambiance chaotique dévoilée avec un naturel désarmant. Les vingt ans de Justine Lévy au moment de sa conception qui transparaissent tout du long en font une œuvre à part, bien construite et très "jeune" en même temps. Joli paradoxe engendré, qui ne montre que d'avantage alors la plume sensible de la jeune femme.
L'émotion est voilée par les phrases qui s'entrechoquent, si dures mais tellement vraies.
Elle s'y dissimule et s'y attache tant qu'elle en devient palpable à tous moments, dans la sécheresse même du choix des mots.
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Que dire de plus alors si ce n'est que le roman, bien loin d'avoisiner un quelconque "brouillon" est un curieux mélange, à mi-chemin entre la découverte bouleversante et une prose joliment imparfaite. Il est à lui seul une tranche de vie qui nous retourne et nous touche personnellement, là où nous ne nous trouvons même pas...
En ouvrage qui ne modère ni ne tempère ses propos mais s'impose avec brio, il serait plutôt un commencement, celui de la vie, la vraie, de l'âge adulte, et des remises en question.
Précisément le temps de faire le point sur quelques actes manqués, de profondes interrogations existentielles, un zeste de futilités, et de saisir au vol ce rendez-vous inoubliable...
-Livy-