You may say I'm a dreamer...
Les trajets en métro se ressemblent tout autant qu'ils sont différents,
Et c'est bien là leur paradoxe.
Ils brassent une foule compacte qui s'ignore et se dévisage anxieusement, perdue dans les méandres de vies multiples qu'on aimerait bien deviner certes, mais dont on ne saura jamais rien. Les heures défilent, on se marche sur les pieds et on s'engouffre machinalement dans des tunnels qu'on ne voit même plus. Parfois, une affiche ou le comportement étrange d'un voyageur provoque une réaction. Brève. Et puis plus rien. Nul espoir dans la rudesse de couloirs qui de par leur odeur même pourraient bien être le pire des repoussoirs. Les passagers se croisent ainsi, impersonnels et fugaces, dans les rames comme sur les quais, emmitouflés dans leurs écouteurs, cachés derrière leurs romans et leurs journaux froissés et je ris de les voir taper frénétiquement le sms de leur vie sur un téléphone dernier cri voué à être montré en public.
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C'est qu'il y a dans le métro cette énigmatique attirance qui à mes yeux dévoile bien trop de neutralité pour l'être réellement. Et en ce lieu, le singulier rapport aux autres, doté vraisemblablement de toute indifférence se révèle en fait comme fortement pourvu d'un certain jugement, de pensées abstraites ou inavouables et d'impressions cachées. Tout n'est qu'étude et test, vagues poses, divagations incertaines et moments capturés sur le vif.
Du leurre à la vérité, il n'y a parfois qu'un pas.
C'est ainsi qu'à mesure que les heures défilent, à cet instant précis où la nuit rivalise avec les lignes souterraines abyssales, les attachés-cases cravatés et les touristes fatigués revêtent peu à peu leurs tenues de soirées, là où, bien au-dessus du sol, l'alcool coulera à flot jusqu'à l'aurore. C'est à cette heure, petit instant du "tout est possible", que l'ambiguïté même des regards qui se croisent et des peaux qui se frôlent mêle l'envie au dégoût dans le tunnel noir de nos périples urbains.
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Moi je ne fais rien mais j'observe.
La foule m'indispose autant qu'elle me fascine et c'est sans doute un mal pour un bien.
Les affiches culturelles placardées à la va-vite sur du carrelage froid et la diversité des stations m'expédient ailleurs tandis que la musique qui me berce et l'imaginaire
en refuge me font apprécier à juste titre la valse des personnalités
qui s'offre à moi comme l'avant-goût inattendu d'un spectacle convenu.
Les mêmes vêtements, les mêmes types de gens, ceux qui s'arrêtent pile aux stations que je leur avais attribuées... Et puis, de temps à autres, de brefs instants photographiés de moues marquantes dont on aimerait toujours se rappeler mais qui sitôt dehors, déjà s'évaporent...
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On pourrait peut-être penser alors qu'il n'y a rien de bon et que ces visages cernés et tirés sous les lumières des néons ne sont que le triste symbole d'un monde en gris qui robotisé de jour, prend un malin plaisir à s'étourdir la nuit. Mais je vois au-delà parce que dans la banalité ambiante, les surprises vont bon train parfois.
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Un soir comme il y en a tant, milieu juillet, je me suis assise dans ce wagon de métro, ligne 6, avec pour seul et unique but une soirée dansante dans le monde parfois dissolu des nuits parisiennes. Les stations aériennes défilaient sur la ville-capitale, déjà presque endormie, à peine minuit. Tour à tour, je passais la Seine et les immeubles Haussmanniens sans trop m'y attarder, les pensées ailleurs, là où le passé et le futur se mélangent maladroitement.
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Soudain, quelque part mais je ne sais plus bien où, Il est monté dans le même wagon que moi et s'est adossé nonchalamment contre la vitre du fond, une guitare à ses côtés, le bois usé. Une vingtaine d'années un peu passée, un châtain faussement candide et l'air élégamment blasé... Avec son jean troué, ses converses et son large tee-shirt aux couleurs vives, il dégageait le flegme grunge d'un Kurt Cobain en mode 21 ème siècle qui serait né un tantinet trop tard mais se serait brûlé les ailes bien trop tôt.
Il a réajusté ses cheveux et ceux-ci sont restés en vrac. C'était mieux de la sorte.
Puis il y eut un silence, très bref, rendant presque solennelle une seconde qui n'aurait pas du l'être, moment fatidique qu'il a choisi pour commencer à jouer.
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D'une voix grave, légèrement éraillée mais sans fausses notes, il a entamé son répertoire en guitare acoustique pour, contrairement aux musiciens parigots, grands écorcheurs de Mon amant de Saint-Jean devant l'éternel, ne plus s'arrêter de jouer, jamais. Tout doucement d'abord, comme intimidé par un public pas forcément conquis, il gagnait de l'assurance au
fil des minutes et son timbre puissant commençait à me faire trembler, vraiment.
Il dégageait cette aura naturelle que nul ne contrôlera jamais mais qui
survient toujours lorsque l'on ne s'y attend ni ne le souhaite, et les stations qui
défilaient sous mon nez n'étaient plus alors que de frêles arrêts sans
importance et sans âme tandis qu'à l'intérieur du train lancé à vive allure, j'assistais à un concentré d'émotions immuables.
Éphémère instant de bonheur. Étrange et palpable.
Suffisamment indescriptible pour que je daigne tenter de l'écrire.
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C'est qu'il n'était ni là pour l'argent ni pour le succès, mais pour la pureté simple d'un plaisir musical à partager et sa sensibilité à fleur de peau frémissante se lisait dans ses grands yeux clairs d'écorché vif, tant et si bien que ce sont tous les voyageurs en retrait qui sont sortis de leur torpeur, comme un seul homme.
Il semblait à présent impossible de descendre de ce wagon qui chantait et dansait à lui tout seul sur la vague de mes morceaux fétiches alors que sans pause et sans heurts, il enchaînait de subtiles reprises, "doucement rock n' roll", dévoilant une personnalité de feu et empreinte d'une imparable douceur, paradoxe léger que j'aime me remémorer.
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Surfant d'abord sur un hommage acoustique à Michael Jackson, nul doute qu'il ait à cet instant précis du lire dans mes pensées pour entonner ensuite avec tant de ferveur les morceaux incontournables de Fool's Garden, Oasis et Radiohead avant de finir, sorte de triomphe inopiné, sur le mémorable Imagine de John Lennon et un medley de Nirvana, magistral.
Et comme il ne sortait toujours pas du métro, il laissait derrière lui l'émoi incontrôlé de passagers enivrés et imprégnés avant même que ne débutent leurs étourdissantes soirées.
Parce qu'il faut bien l'admettre, étourdissant, l'instant l'était d'avantage.
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Le bruit des pièces enthousiastes donnait écho à la musique de l'artiste et crépitait dans sa petite coupole tandis qu'il ne sillonnait aucun couloir pour faire la manche mais au contraire continuait de jouer, prisonnier de l'étreinte de son instrument, là, au beau milieu du tunnel du bonheur où d'impersonnels visages commençaient à s'envoler, rayonnants.
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Et moi, comme transportée, avide de sa musique et de toutes ces choses qu'on ne prévoit pas, me suis décidée à laisser mon cynisme ironique au placard, juste l'espace d'un soir.
Alors, tandis que je fouillais de tout mon soûl dans mon porte-monnaie, l'air hagard et l'esprit embué de mes rêves d'absolu et d'utopie, je me suis simplement dit que ce mec était un dieu.
-Livy-
Illustration: Robert Doisneau
BONUS
--> Fool's Garden - Lemon Tree <--
--> Nirvana - Rape me <--
--> John Lennon - Imagine <--
Trois petites chansons et puis s'en vont,
Impromptues, souriantes et inégales,
Rêverie au doux parfum de scandale
A l'image d'un musicien inoubliable...